Former de futurs champions ?

Avant de vouloir promouvoir son enfant dans le sport ou dans n’importe quel autre domaine, il convient de s’interroger honnêtement et pragmatiquement sur ses chances réelles de percer un jour au plus haut niveau. Quel parent n’a jamais été confronté un jour à cette délicate question ?

  1. La bonne foi n’est pas synonyme de compétence

Les enfants « performants » dans une discipline, par exemple sportive, nourrissent souvent – qu’ils le veuillent ou non – les rêves, aspirations et idéaux de leurs parents. Sans forcément en être conscients, enfants et parents concourent parfois à créer des dispositions – ou un dispositif – déséquilibré(es) dans la manière dont les deux côtés l’utilisent afin de mettre en avant les performances de l’enfant. Bien que pleins de bonnes intentions, il arrive que les parents se laissent prendre par des aspirations fantaisistes et voient leur enfant déjà champion(ne).

Bien avant cela, en amont, tout parent devrait s’interroger sur l’importance qu’il désire accorder aux résultats de son enfant. La question n’est pas anodine : elle cache souvent une interrogation plus profonde sur le sens, la valeur qu’il convient d’accorder au résultat sportif. Un enfant qui excelle en athlétisme à l’âge de 10-11 ans n’a pas forcément le talent ni les dispositions qui lui permettront de devenir un grand champion. Malgré cette évidence, combien de parents s’emballent inutilement au premier exploit de leur progéniture ?

Être en mesure de juger de la valeur de la performance de son enfant demande une grande ouverture et beaucoup d’honnêteté. Les apparences sont trompeuses. Bien réussir – en art, en sport, mais d’ailleurs aussi à l’école, à l’extérieur, etc. – ne présume pas de talents innés qui laisseraient entrevoir une prometteuse carrière. Mais beaucoup de parents, sans prendre en compte ces questions-là, se croient autorisés à porter sur leur enfant un regard plein de bienveillance, en oubliant malheureusement – ça arrive – les aspects désagréables qui viennent parfois coller à la réalité vécue par ce dernier.

2. Distinguer la vérité vécue par l’enfant de celle vécue par le parent – et être critique

Si jamais enfant et parents se retrouvent sur la même longueur d’onde – moment génial, à célébrer ! -, il peut arriver qu’ils soient… les seuls à vivre les choses de cette manière. Le contraire est aussi possible : que tout le monde soit sur la même longueur d’onde et pousse pour fêter les exploits juvéniles. Attention toutefois à bien distinguer plusieurs réalités distinctes.

a) Ce que vit l’enfant, lui seul peut le ressentir/vivre/exprimer

Chaque enfant vit sa performance à sa manière. Qu’un parent vienne s’immiscer dans cette réalité, quelle que soit la façon dont il l’ait perçue, et cela peut déclencher des réactions très contrastées chez l’enfant. Imaginons qu’un jeune musicien vienne de manquer complètement le coche lors de son examen de musique ; si sa mère ou son père se prend à commenter cette contre-performance, il est probable que ce qui était pensé comme une manière de rassurer l’enfant (sur sa valeur) produise l’effet inverse.

Les parents, d’une manière générale, devraient éviter de s’impliquer dans le vécu de leur enfant. Ce qui ne signifie pas s’en désintéresser : il est crucial pour l’enfant de savoir que ses parents s’intéressent à ce qu’il fait. Mais jamais au point de perturber son fonctionnement psychologique ou émotionnel : mieux vaut laisser l’enfant vivre ses pensées, ses émotions, ses joies mais aussi ses difficultés seul. En demeurant néanmoins à l’écoute.

b) La réalité vécue par l’enfant est différente de celle de ses parents

Il est contre-productif, pour les parents, de vouloir comprendre ce qu’a vécu leur enfant. Jusqu’à un certain âge, l’enfant est proprement incapable de comprendre par quels états et quelles étapes il est passé lors de la réalisation d’une performance. Pas en raison d’un manque d’intelligence ou de sensibilité, mais par manque de maturité (psychologique et physique) et donc d’expérience.

Ce qui peut être ressenti comme de la frustration par les parents vis-à-vis de cette distance à prendre avec leur enfant est à vrai dire un bienfait. L’enfant ressentira comme éducative la position de l’adulte consistant à demeurer en retrait, mais à l’écoute.

c) Se positionner comme modèle d’intégrité et maîtriser son comportement – quel que soit le résultat de son enfant

Combien de parents s’échauffent tous les dimanches matins au bord des terrains de football ? Il est compréhensible d’avoir du mal à maîtriser ses émotions lorsque son enfant marque un but ou fait une passe décisive. Chaque parent est en droit de jubiler, d’exulter et de vouloir fêter ces beaux moments comme il se doit. Le problème n’est d’ailleurs pas là.

Quand les limites à l’expression des émotions est franchie, l’enfant peut ressentir l’absence de maîtrise de ses parents comme un élément extrêmement perturbateur. Ceux qui faisaient jusqu’alors office de modèles deviennent soudain les jouets de leurs émotions. L’enfant n’a pas à subir le revers du manque – ou de l’absence – de maîtrise de ses parents.

3. Comment bien faire – et contribuer à éduquer les enfants vers le haut niveau sans excès ?

a) Reconnaître le caractère de jeu de toute activité sportive, artistique ou à visée éducative

Trop de parents placent des attentes démesurées dans la pratique de leur enfant. Les exemples de jeunes talents désorientés, voire désabusés, quand ce n’est pas abusés par leurs parents ou leur entourage – dans le sport, mais aussi dans l’art et d’autres domaines semblables – ne manquent pas. Comment en arrive-t-on là ?

Plusieurs facteurs entrent en jeu pour comprendre ce qui peut arriver dans ce genre de cas. Nous n’entrerons pas dans tous les détails, qui demanderaient une analyse plus approfondie, mais nous contenterons d’en éclairer quelques-uns à la lumière de notre expérience et de nos connaissances.

Une première raison qui peut paraître anodine, voire dérisoire aux parents – et à n’importe quelle personne intéressée par la question – quand l’on traite des jeunes talents dans l’art et le sport est que rien n’est jamais acquis définitivement. Comme mentionné plus haut, beaucoup de parents commettent l’erreur de croire que parce que leur enfant a engrangé tel ou tel petit succès, la porte du haut niveau ou d’une brillante carrière internationale s’ouvrira automatiquement à lui. Rien n’est plus erroné.

Tout est question de travail. Tous les articles, la documentation scientifique, les reportages sur le sujet le montrent : les meilleurs jeunes qui travaillent ont seuls une chance de percer un jour au haut niveau. Les parents feraient parfois bien de s’en souvenir. Tout comme du fait, malheureusement trop souvent occulté – dans une société où le jeu est vécu comme un amusement et non (plus) comme le propre de l’homme – que ce même jeu est ce à quoi s’adonnent leur enfant, de même que les meilleurs dans leur discipline de prédilection (le jeune tennisman aura pour modèle Federer, car Federer est celui qui joue le mieux, etc.).

b) Last but not least : l’enjeu n’est pas d’être bon jeune, mais une fois adulte

C’est probablement l’erreur la plus courante – et contre laquelle tous les modèles de formation des entraîneurs, éducateurs et professeurs dans toutes les disciplines artistiques et sportives en Suisse, mais également ailleurs devraient lutter : vouloir sélectionner les meilleurs jeunes pour en faire des champions.

La pratique le montre : rien n’indique que le champion du monde du 1500 mètres à 18 ans sera le même qui sera champion olympique cinq ans plus tard. Il y a bien sûr de fortes chances que le jeune champion devienne un athlète de haut niveau et atteigne l’élite mondiale (cf. à ce sujet notre article « Jakob Ingebrigsten, l’éclosion d’un prodige »). Mais rien n’est moins sûr. Et c’est là toute la difficulté.

De là à dire que les filières de recrutement et de sélection des futurs champions ne servent à rien, il n’y a qu’un pas que nous ne franchirons évidemment pas – pour des raisons évidentes. Il serait absurde de croire que les meilleurs artistes et sportifs de demain peuvent éclore à la faveur du hasard. Cela doit être planifié, étudié, maîtrisé et si possible exécuté avec soin. Mais on ne peut écarter de ce travail l’hypothèse que tout le travail accompli avec un jeune prometteur jusqu’à un certain âge soit réduit presque à néant du jour au lendemain. Pourquoi ? Parce que la jeunesse demeure un âge très spécial, où de multiples facteurs (esthétiques, psychologiques, physiologiques, etc.) entrent en jeu ; et que pour briller au meilleur niveau, il faut avoir constitué un fond énorme et savoir surfer à la surface. Cela ne s’acquiert qu’avec l’expérience et la sensibilité à cet égard – et c’est précisément cela qui caractérise les grands champions des bons artistes ou athlètes.