« Course à pied : l’Afrique de l’Est contre le reste du monde »

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Dans l’édition online du journal Le Matin du 8 décembre, l’ex-entraîneur de l’actuel détenteur des records d’Europe du 10 kilomètres (27’13) et du semi-marathon (59’13) Julien Wanders, Marco Jäger, revient sur les performances phénoménales des Africains de l’Est lors des récentes courses sur route de niveau international en Suisse et… ailleurs sur la planète (lien).

Course à pied: l’Afrique de l’Est contre le reste du monde

De l’Escalade au marathon de Fukuoka, les athlètes est-africains gagnent tout. Est-ce une fatalité? La génétique a-t-elle condamné les Occidentaux à la défaite? Marco Jäger, l’ancien entraîneur de Julien Wanders, trouve des raisons d’espérer.

par Jean Ammann

Marco Jäger, l’ancien entraîneur de Julien Wanders: «C’est vrai qu’en Afrique de l’Est, le réservoir des talents paraît inépuisable.» 
Marco Jäger, l’ancien entraîneur de Julien Wanders: «C’est vrai qu’en Afrique de l’Est, le réservoir des talents paraît inépuisable.» Lucien Fortunati – TDG

Le week-end du 4 et 5 décembre fut en matière de course à pied un week-end kényan. Comme chaque week-end, serions-nous tentés de dire. À Genève, Feliciana Jepkosgei et Boniface Kibiwott ont remporté la course de l’Escalade. Nancy Jelagat et Lawrence Cherono se sont imposés sur le marathon de Valence. Michael Githae a gagné le marathon de Fukuoka.

Élargissons un peu le périmètre dévolu aux champions: à Valence, un marathon relevé, les Kényanes et les Éthiopiennes raflent les quatre premières places; chez les hommes, les Kényans, les Éthiopiens, les Érythréens et les Tanzaniens font main basse sur les huit premières places, dans une fourchette chronométrique qui va de 2h05’12 à 2 h06’10. Pour mémoire, le record d’Europe du marathon est de 2h03’35 et il est l’œuvre du Belge Bashir Abdi, d’origine somalienne. Rendons à l’Afrique de l’Est ce qui lui revient.

Boniface Kibiwott (28 ans), le vainqueur de l’Escalade, est un compagnon d’entraînement de Julien Wanders, 4e de la course de samedi et double recordman d’Europe (10 km sur route et semi-marathon): «Boniface Kibiwott a rejoint le groupe de Julien Wanders il y a deux ans, en espérant trouver un programme d’entraînement et une structure, et aujourd’hui, avec le talent qui est le sien, il a dépassé Julien, même s’il faut rappeler que Julien, à l’Escalade, revenait de blessure», précise Marco Jäger, qui fut durant neuf ans et jusqu’à la fin de l’année 2020 l’entraîneur de Julien Wanders.

Wanders, 59e et premier non Africain

Sur les longues distances, les statistiques ont des allures de monopole: sur le semi-marathon, dans la liste des meilleurs performeurs de tous les temps, Julien Wanders occupe le 59e rang, il est le meilleur non Africain! Tous les coureurs, devant lui, viennent de l’Afrique de l’Est ou sont d’origine est-africaine, comme le Bahreïni Abraham Cheroben (né au Kenya).

«Quand on prend les pays de l’Afrique de l’Est, c’est vrai que le réservoir paraît inépuisable, reconnaît Marco Jäger. En Suisse, nous avons un seul Julien Wanders et quelques talents à côté… D’autres très bons coureurs se sont tournés vers le triathlon.»

«Je ne crois pas qu’on manque de talents en Suisse, poursuit Marco Jäger (58 ans), mais je pense que notre mode de vie ne favorise pas leur éclosion: chez nous, de génération en génération, les enfants passent de moins en moins de temps dehors, à bouger. En Afrique, lorsqu’un athlète de quinze ou seize ans décide de se consacrer à l’athlétisme, il arrive avec tout un fond aérobique qui lui a été donné par les activités de plein air, le jeu, la marche, le mouvement, le football, la course… Le même athlète qui arrive en Suisse a déjà quatre ou cinq ans de retard sur un Africain. Cet athlète va donc éclore plus tard.»

«À quinze ou seize ans, un athlète suisse a déjà quatre ou cinq ans de retard sur un Africain»

Marco Jäger, entraîneur d’athlétisme

Marco Jäger ne croit pas à une fatalité, qui se serait abattue sur les pauvres coureurs européens ou occidentaux: «Je ne crois pas que la génétique explique à elle seule les différences de performances entre les athlètes européens et les Africains. Il y a certes la génétique, mais il y a aussi l’environnement. Regardez Jakob Ingebrigtsen! Il vient de Norvège et il est le meilleur du monde. Le jour où il montera sur le marathon, il inquiétera les Africains. Regardez ce qu’a réussi Julien Wanders: c’est un talent certain, mais ce n’est pas un talent phénoménal. C’est un gros bosseur qui, à 18 ans, a décidé de partir au Kenya et aujourd’hui, à 25 ans, il s’approche de certains records du monde. Julien Wanders est encore une exception, s’il y avait plus d’athlètes européens pour tenter l’aventure, les différences ne seraient pas si nettes entre les Africains et le reste du monde. Chez nous aussi, des personnes ont le potentiel génétique pour réussir en athlétisme. Pour cela, il faut qu’elles s’immergent dans l’environnement kényan, que – comme Julien Wanders – elles aillent vivre sur les hauts plateaux.»

La domination africaine s’explique aussi, selon Marco Jäger, par la monoculture sportive qui règne sur le continent noir: «En Suisse, la densité des talents est plus faible et ces talents se dispersent sur tout l’éventail de l’offre sportive: les meilleurs athlètes ont le choix, entre le triathlon, la natation, le hockey, le football, le ski, le skate, etc. En Afrique, dans beaucoup de pays, il n’y a que la course à pied… Réunissez tous les talents de Suisse, confiez-les aux meilleurs entraîneurs d’athlétisme et je vous garantis que nous aussi, nous aurions des résultats en course à pied!»

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Commentaire : Les explications de Jäger corroborent et dépassent par le cadre qu’elles impliquent nos arguments évoqués jusqu’ici pour expliquer les différents paramètres en jeu dans l’éclosion des talents. Le talent n’est pas qu’une question de génétique (son explication va bien au-delà, même si la génétique joue un rôle certain) : tout est affaire d’environnement, de culture et d’éducation, au sens d’un mode de vie particulier. Si les enfants, et partant les talents européens et occidentaux ne sont pas aussi forts que les Africains, c’est parce que notre mode de vie ne correspond pas aux exigences du haut niveau international : une vie faite de mouvement, bien loin des habitudes de vie occidentales qui confinent à la sédentarité, au repli sur soi et finalement à… l’apathie. A méditer.

Vous voulez relire nos articles sur le Kenya et Jakob Ingebrigsten ? C’est par ici :

– 01.04.2021 : « Jakob Ingebrigsten, l’éclosion d’un prodige »
– 28.10.2021 : « Kenya, l’art de la course »
– 06.12.2021 : « Le Kenya, source d’inspiration »