Soyons « zen » !

Extrait tiré de L’invention de l’idéal et le destin de l’Europe, de François Jullien (Gallimard, 2017) :

« Prise d’incertitude sur elle-même dès lors qu’elle n’est plus suspendue à ces idéalités qui l’ont portée, l’Europe s’est mise récemment à loucher sur des pensées venues d’ailleurs.

Le phénomène est de cette génération, travaillant par fissurations discrètes qu’on voit se creuser de jour en jour et qui vont effilochant l’idéal. Cette mutation ne procédant pas par discours, construction et conviction, le mode attendu du logos, nous saisissons mal cette influence diffuse, ambiante, opérant par imprégnation et se ramifiant sans alerter – on commence seulement d’en constater le résultat. Car n’assumant plus le poids de cette exigence idéale qui l’a fait travailler, ou en soupçonnant l’illusion, et la jugeant désormais trop coûteuse par ce qu’elle oblige à abstraire et sacrifier de l’expérience, voici que l’Europe espère trouver sa réconciliation dans ce qu’elle prendrait volontiers pour son envers : celui d’un « Orient » compensateur qui viendrait résorber ses coûteux dualismes. Désidéalisé, le spirituel se voit ainsi déreprésenté et désobjectivé ; par suite, il se trouve aussi vidé de sa tension et de sa focalisation subjectives : au grand théâtre de la Révolution-révélation s’oppose ainsi une régulation favorisant un épanouissement continu et sans plus consommer de croyance. Ce qui se vend aujourd’hui sous l’enseigne du « développement personnel » et envahit les librairies, réduisant à la portion congrue la philosophie, se nourrit d’un tel reflux ; aussi promeut-il son marché sans alerter. Ne faisant pas l’objet d’une décision concertée, mais se créditant discrètement de cet infléchissement : « vivre zen », comme formule marketing, dit précisément le contraire de l’Idéal.
Or, il s’agit là de bien plus que d’une mutation ou même d’un renversement des valeurs : en décrochant de l’idéal, l’Europe se détourne de ce qui a fait socle à son essor, ou du moins de ce qui a fait sa confiance en celui-ci : de ce en quoi elle a cru. Aussi, face à ce qui se défait trop subrepticement dans son idéologie pour qu’elle l’ait analysé, il est temps de faire à la fois deux choses : de libérer la notion d’idéal de la standardisation qu’elle a connue de par le monde sous l’effet de l’hégémonie intellectuelle qu’a exercée l’Occident, mais qui porte à son érodement, pour faire reparaître ce qu’elle signifie en propre et envisager sous quelles conditions singulières elle a dû d’émerger dans la pensée ; du même coup, de dresser le bilan de ce que cette invention de l’idéal a dégagé de possible : de ce qu’elle contient de fécondité. Car l’heure n’est pas à l’édification d’identités culturelles qui désormais sont factices sous le déploiement planétaire des échanges et de la Communication, mais à la prospection des ressources. Ne pouvant plus considérer la construction de l’idéalité selon quelque innéisme et comme une nécessité de la pensée, sans laquelle celle-ci ne saurait accéder à la maturité, l’Europe doit l’envisager désormais comme un fonds particulier et exposé à la concurrence. Car il n’est pas dit pour autant que l’idéal soit épuisé : qu’il ait perdu sa force d’inventivité. »